Le
port.
Le port de
New York.
1834.
C'est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde.
Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis.
Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué sur une seule
carte; ceux qu'une passion romantique a bouleversés. Les premiers socialistes
allemands, les premiers mystiques russes. Les idéologues que les polices
d'Europe traquent; ceux que la réaction chasse. Les petits artisans, premières
victimes de la grosse industrie en formation. Les phalanstèriens français, les
carbonari, les derniers disciples de Saint-Martin, le philosophe inconnu, et
des Ecossais. Des esprits généreux, des têtes fêlées. Des brigands de Calabre,
des patriotes hellènes. Les paysans d'Irlande et de Scandinavie. Des individus
et des peuples victimes des guerres napoléoniennes et sacrifiés par les congrès
diplomatiques. Les carlistes, les Polonais, les partisans de Hongrie. Les
illuminés de toutes les révolutions de 1830 et les derniers libéraux qui
quittent leur patrie pour rallier la grande République, ouvriers, soldats,
marchands, banquiers de tous les pays, même sud-américains, complices de
Bolivar. Depuis la Révolution française, depuis la déclaration de
l'Indépendance (vingt-sept ans avant l'élection de Lincoln à la présidence), en
pleine croissance, en plein épanouissement, jamais New York n'a vu ses quais
aussi continuellement envahis. Les émigrants débarquent jour et nuit, et dans
chaque bateau, dans chaque cargaison humaine, il y a au moins un représentant
de la forte race des aventuriers.
L’Or, Blaise Cendrars